Le comité de surveillance était réuni, par une froide soirée de décembre de l'an II, dans la salle base de la maison Dance, qu'occupe aujourd'hui le magasin du Casino. Une décision s'imposait. Celui qu'on appelait Dance fils, pour le distinguer de son père, l'officier de santé - Jacques Augustin Dance, époux Mouton pour l'état Civil - ne pouvait laisser suspecter son zèle. Nommé membre du Conseil Général du département, l'année précédente, à la suite des massacres de septembre qui avaient amené la démission des membres modérés du Conseil, celle en particulier du Procureur général Syndic, son adversaire local, François Marie de Vissaguet, il s'était lié étroitement avec le sinistre SOLON REYNAUD, le représentent de la Convention en Haute-Loire. Les deux hommes s'étaient compris à demi - mots. Une épuration impitoyable allait commencer, dont Dance serait à la fois l'instigateur et le bénéficiaire dans le district de MONISTROL. Prêt à tout pour arriver, pourquoi donc sur un point secondaire, hésitait - il ? Proscrire, conformément au décret de la Convention, le nom de St-Pal, dont la première syllabe blessait furieusement les oreilles d'un sans - culotte, était aisé. Mais ce nom, il fallait le remplacer. Le remplacer par quoi ?
Dance fils savait que le choix lui incombait. Le citoyen maire, Benoît VASSEL, un tiède, un mou, suspect de sympathie pour les Girondins et dont la destitution était proche, ne ferait qu'avaliser. Seulement, Dance voulait d'un nom digne à tous égards de passer à la postérité. Et il avait beau se torturer les méninges, il ne trouvait rien.
A tout hasard, il avait chargé le citoyen Jean ROYER des Gouttes, un parfait illettré, mais un patriote farouche, capable d'égorger sans sourciller père et mère pour la République, qui, comme tel, ferait un excellent maire, de s'informer auprès des municipalités voisines, affligées elles aussi d'un ci-devant saint.
" - Hé bien ! Citoyen, tu t'es renseigné ?
- Oui, citoyen, fit l'autre, dont la grandiloquence de ton s'alliait, dans les circonstances grave, à léger bégaiement. A Saint... Saint André, ils sont... sont décidés pour An... André - sur - Ance ; A Saint... Saint - Georges, pour gec... Georges - l'Agricol ; A Saint... Saint - Victor, pour Vi... Victor - La - Montagne ; à Saint... Saint - Julien, ils gar... gardent Julien.
- Admirable ! Coupa Dance, déçu. Quelle imagination ! Ils auront bonne mine avec leur André, leur Victor. Et si on leur demande qui c'étaient, ces citoyens-là qu'est-ce qu'ils répondront, hein !
On rit bruyamment. Moins sans doute des trouvailles des municipalités voisines que de ce bégaiement intempestif qui obligeait un malheureux patriote à répéter les syllabes abhorrées. Décidément, le décret de la Convention s'imposait.
L'autre continuait, imperturbable :
- Saint... Saint - Just va de... devenir BE... BELLEVUE...
- Un bon point, trancha Dance. BELLEVUE, voilà du pittoresque ! Mais il faudrait mieux un nom qui soit à lui seul tout un symbole.
C'était là le grand dada de Dance. N'avait-il pas affublé ses fils des noms d'Aristide et de Rousseau pour qu'ils ne cessent de rappeler à leurs contemporains le souvenir du Juste et du Genevois ?
- Et si l'on invoquait la déesse Raison ? Fit quelqu'un.
- Riche idée ! Lança Dance. Pourquoi pas l'être suprême ? Je te préviens, citoyen. La déesse Raison n'est guère en odeur de sainteté auprès du citoyen ROBESPIERRE. Alors si tu veux garder ta tête solide sur tes épaules...
- Un silence gêné se fit. Chacun tenait à sa caboche. Personne n'avait rien à proposer. Le citoyen ROYER finit par rouvrir la bouche :
- J'ai ou... oublié. A Saint... SAINT-JEAN, ils gar... garderont Au... AUBRIGOUX. Ils disent que c'est l'an... ancien nom, avant le fa... fanatisme...
Dance releva soudain la tête. Ces mots avaient été pour lui, le trait de lumière. Ses yeux brillaient :
- Ah çà ! Grommela-t-il, j'aurais dû y songer plus tôt, c'est d'une facilité enfantine. Et ça s'impose, çà s'impose. St-Pal, citoyens, va redevenir Montalet.
Les autres parurent surpris.
- Montalet... reprit Dance, Montalet, vous savez bien. Ce gros village, l'agglomération principale, qu'il y avait autrefois sur la crête, où la peste s'était mise et que les seigneurs firent incendier. Il n'échappa que quelques serfs, qui vinrent se réfugier auprès du château des tyrans. Quel symbole, citoyens, ce nom !
- J'ai toujours entendu dire, approuva quelqu'un, que St-Pal était autrefois à Montalet.
- Par delà les siècles de l'obscurantisme, nous allons donc renouer pour toujours avec notre passé de citoyens libres. La revanche sur la barbarie féodale a sonné.
Dance s'exaltait : - Citoyens, les choses iront vite. L'un de ces prochains décadis, le baptême civique de notre commune. Et quel baptême, citoyens :
- Il y a déjà là-haut cette maison qui s'appelle Montalet, remarqua un assistant.
- Exact, citoyen. La maison à Michel. Eh bien ! S'il le faut, on lui trouvera un autre nom."
C'est ainsi que de la fin 1793 au printemps 1795, St-Pal devint officiellement Montalet. Le choix du terme, on le voit, répondait à une intention précise. Admettra-t-on, pour autant, qu'en s'appelant Montalet, St-Pal ait repris son ancien nom ? Ou, à l'inverse, ne faut-il voir dans cette croyance à un village détruit que pure légende ? Le problème vaut qu'on s'y arrête.
C'est un fait. Il a dû exister autrefois, de part et d'autre de la maison de Tanlas, un vaste lieu-dit portant le nom de Montalet. Mais ce lieu-dit a été, au cours des siècles, à ce point échancré, morcelé par des dénominations postérieures (Tanlas, les Trois croix, en particulier) qu'il n'en subsistait plus, en 1841, que des fragments épars, assez éloignés les uns et des autres. On peut conjecturer, d'après leur position, que le lieu dit primitif s'étendait jusqu'à l'ancien chemin de St-Pal à CHATURANGES, qu'il débordait même par endroits en direction du BOUCHET ; du côté opposé, des actes notariés antérieurs au cadastre nous le montrent atteignant le chemin de St-Pal aux Trois croix et à MONTCHANY. A l'Est enfin il avoisinait les GRENOUILLOUX. Cette étendue correspond assez à celle d'un gros domaine ou d'un petit village.
Le terrier de 1540, lui, fait de Montalet une colline et une maison isolée. La colline est celle qui s'étend de Tanlas aux réservoirs d'eau, cote 977, l'un des points culminants de la région. La maison est celle de Tanlas. Pour cette dernière, on peut même préciser, grâce aux registres paroissiaux, la date du changement de son nom. Le 15 janvier 1821, lors du mariage de sa fille Catherine, Jean Michel est donné comme propriétaire demeurant à Montalet, paroisse de St-Pal. Vingt ans plus tard, c'est de la maison et des bâtiments de Tanlas que le cadastre en fait le propriétaire. Et déjà en 1824, lors de la naissance de son premier enfant, Catherine était dite habitant à Tanlas. Il est probable que le mot de Tanlas, peut-être surnom d'un propriétaire ou d'un métayer, devait être employé depuis longtemps, concurremment avec le terme officiel. Il finit par s'imposer, tout comme à la même époque, celui de la Grenouille au lieu de MONTCLERGUE, avec cette différence cependant que MONTCLERGUE, figurera encore dans le recensement de 1886 tandis que Tanlas l'avait définitivement emporté sur Montalet. On peut penser que d'avoir été mêlé aux mascarades révolutionnaires discrédita le mot et hâta son abandon.
C'est donc quelque part dans ce quadrilatère qu'il conviendrait de situer l'ancien village de Montalet, ce village qui aurait été, suivant une croyance assez répandue, le chef-lieu primitif de la paroisse, comportant une église dédiée à l'apôtre. Mais de ce premier St-Pal le destin fut tragique.
La peste, assure-t-on s'abattit d'abord sur la localité, emportant une partie de ses habitants. Puis, une nuit, éclata un violent incendie dont nul ne sut jamais s'il était l'effet du hasard, ou s'il avait été allumé de main d'homme, dans le dessein d'en finir avec un centre d'infection jugé dangereux pour le voisinage. Poussées par un vent impétueux, les flammes tourbillonnantes eurent vite fait d'envelopper maisons, granges, étables. Ce fut, parmi les cris d'épouvante, un gigantesque embrasement. Au matin, il ne restait plus, de ce qui avait été St-Pal, que des murs calcinés et des ruines fumantes. Les rares survivants vinrent chercher asile à l'abri du puissant château féodal. Ils apportaient avec eux une statue de St-Paul, miraculeusement épargnée par les flammes ; pour l'abriter on se hâta, de construire une nouvelle église paroissiale, attenante à la chapelle du château.
Ce récit, allons-nous l'accepter tel quel ? Certainement pas. Et d'abord, dire que St-Pal aurait été autrefois à Montalet est une pure incohérence. Il n'a jamais pu y avoir à Montalet qu'un village de Montalet ou une paroisse de Montalet. Dans les cas, en effet, ou le nom du patron finit par se subsister, au cours des siècles, au nom primitif de la localité, il ne reste absolument plus, sur place, la moindre trace de ce nom. Or aucun texte ne mentionne une paroisse de Montalet.
Au contraire, la paroisse de St-Pal est nommée dans le cartulaire de CHAMALIERES dès l'année 1037, à propos de la donation par un certain DALMACE d'une ferme située dans le village du MONTEIL, " paroisse de St-Pal ". Que l'emplacement de cet ancien lieu habité nous échappe n'enlève rien à l'intérêt de cette mention !
Un siècle plus tard environ, la même paroisse sera encore citée, lors d'une autre donation. En 1163 enfin, la paroisse de St-Pal et le mandement seigneurial du même nom s'identifient entièrement dans la donation de Pierre de BEAUMONT.
Force serait donc d'admettre qu'en 1037 le centre paroissial de Montalet aurait depuis longtemps cessé d'exister et qu'un autre se serait peu à peu reconstitué à coté du château fort dont l'existence à cette date si reculée n'est même pas absolument sûre.
Mais le nom de Montalet ne se prête guère à cette supposition.
Ce nom, remarquons-le, n'est pas isolé. Il est porté également, dans la Loire par un hameau de CHARLIEU, et dans le Gard par un hameau de MEYRANNES. Pour ce dernier, les formes anciennes attestent une déformation de MONTALAIN " le Mont d'Alain ", entendons le domaine situé sur une hauteur d'Alain. Quoi qu'il en soit, le nom de Montalet remonte tout au plus à l'époque franque et se trouve ainsi plus récent que ceux du CHATUZOU, CHATURANGES et COSSANTES, EPINASSOLLES et CHASSAGNOLES. Il faudrait donc qu'en un laps de temps réduit le domaine primitif ait pu se scinder, se transformer en village, puis en centre paroissial, être détruit et reconstitué ailleurs de toutes pièces, de manière à être redevenu, à l'époque féodale, un centre aussi important. L'histoire n'a guère coutume de travailler ainsi montre en mains. Et comment expliquer que le souvenir d'une catastrophe antérieure à l'an mille se soit si bien conservé ?
En fait on voit fort bien l'intérêt que nos sans-culottes avaient à propager cette version. N'était-ce pas faire coup double que de projeter dans le passé le divorce entre les habitants et leur seigneur, en affirmant que l'agglomération s'était développée jadis à l'écart du château fort, et de laver ce centre primitif de tout soupçon d'obscurantisme, en lui redonnant son nom laïque ? Que la disparition de Montalet puisse, en outre, être imputée à la barbarie des âges féodaux, voilà qui devenait plus excitant encore.
A trop en remettre, il arrive pourtant que perce le bout de l'oreille. Parler de serfs à propos de Montalet dénonce ici l'imposture. Car jamais, au grand jamais, il n'a existé de serfsni en Forez ni en Velay.
Il y a plus. Les violons se sont trouvés parfois assez mal accordés. Qu'on soit en juge ! Dans sa séance du 29 Fructidor de l'an X (16 septembre 1802) le Conseil Municipal eut à débattre d'un projet d'adduction d'eau dans le bourg, le problème, on le voit, n'est pas récent. Les attendus de la délibération méritent d'êtrerelevés. Le conseil considérait, en effet, "qu'il existait autrefois une fontaine publique et fluente dans la ville, qui prenait sa source dans le tènement appelé de TURRELET, que sous le régime de la féodalité cette fontaine fut détruite et que les habitants en sont privés depuis et sont forcés d'aller chercher très loin l'eau nécessaire".
Passons sur le coup de patte à la féodalité, dont il serait superflu de souligner la puérilité, car qui, plus que les seigneurs, avait intérêt à approvisionner en eau potable un château et un bourg fortifiés, pour les mettre en état de résister à un siège ? Ne retenons que l'aveu qui jette bas tout le laborieux échafaudage relatif à Montalet : dès avant l'époque féodale, on le reconnaît sans ambages, c'est bien à St-Pal, et non ailleurs, que se trouvait, l'agglomération principale, puisque c'est pour le desservir, qu'aurait été construite une canalisation partant de TURELET, où se trouvent effectivement les meilleures sources ayant jamais alimenté le bourg.
La cause est entendue. Allons-nous pour autant rejeter en bloc tout ce qui a trait à Montalet ? Nullement. Si la tradition orale brode volontiers et amplifie (elle l'a fait ici en prêtant à Montalet un rôle qu'il n'avait pas, et peut-être en dramatisant, de génération en génération, au cours des longues veillées d'hiver les circonstances de sa disparition) il est rare qu'elle ne renferme pas, au point de départ, un fait vrai.
On admettra donc volontiers qu'il ait existé jadis, sur la hauteur qui s'étend de Tanlas aux Trois-Croix, un village dont, faute de document écrit, l'importance et l'emplacement exactnous échappent.
On admettra non moins volontiers que ce village ait disparu à la suite de quelque calamité. On sait assez quel effrayant souvenir la peste a laissé dans les récits de nos aïeux et que c'est autant à des manifestations d'un égoïsme brutal qu'à des actes de dévouement que ce terrible fléau donnait lieu. Les antiseptiques n'étant guère connus, c'était purement et simplement au feu qu'on avait recours pour désinfecter la chaumière d'un lépreux ou d'un pestiféré ; ce qui n'impliquait nullement, il va de soi, que les malheureux fussent brûlés vifs par la même occasion. Les lépreux s'en allaient vivre à l'écart ou dans quelque maladrerie ; Les pestiférés, leur quarantaine finie, reprenaient leur place dans la paroisse.
Il serait possible, d'ailleurs, que la tradition ait rapproché deux fléaux qui ont pu fondre séparément, à quelque intervalle, sur l'infortuné Montalet. C'est, en effet, durant la guerre de Cent Ans que la peste a spécialement sévi dans nos régions. Mais c'est aussi à la même époque que des bandes de routiers battaient les campagnes, en mettant littéralement tout à feu et à sang. Montalet n'aurait-il pas été incendié lors du passage de ces forcenés, qui jugeaient plus expédient de massacrer des paysans désarmés que de s'attaquer aux puissantes fortifications d'un bourg bien clos de murs et d'un château ? Que pouvaient, dès lors, de mieux les survivants que de se regrouper à l'abri des murailles de St-Pal ?
Quoi qu'il en soit, tout compte fait, c'est bien à la guerre de Cent Ans qu'il paraît le mieux indiqué de faire remonter la disparition de Montalet. N'est pas à la même époque, le terrier d'Anne Dauphine de 1410 le suggère nettement, que furent ruinés deux groupes de maisons proches de la MONTZIE : Le FOVET et le Lac et que diminua sensiblement le nombre des habitants de BOSC-JAUFFREY ? Pareillement, la découverte récente d'un véritable charnier de part et d'autre des fondations du clocher, sur l'emplacement du cimetière primitif, renvoie à un épisode sanglant (sans doute massacre de population) antérieur à la seconde moitié du XV° siècle, qui vit l'agrandissement de l'église par empiétement sur ce cimetière.
Peut-être s'étonnera-t-on qu'on n'ait guère retrouvé de vestiges de cet ancien village. En réalité, là comme ailleurs, c'est le contraire qui eût été surprenant. Les maisons de cette époque devaient comporter plus de pisé, de terre battue et de chaume que de pierres de taille, de briques ou de dalles. Et les pierres, si pierres il y avait, furent sans doute bientôt remployées.
Un nom... une légende... Un nom sonore, musclé. Une légende qui dut faire passer plus d'un frisson, dans les veillées d'hiver. Montalet, somme toute, n'a pas à se plaindre : plus d'un village aura laissé moins de traces dans le souvenir des hommes.